La fabrique des salauds de Chris Kraus
Traduction Rose Labourie.
Il y a certains romans dont il est difficile de parler parce qu’ils sont tellement riches, tellement élaborés que cela prendrait des pages et des pages de chronique.
La fabrique des salauds en fait partie.
Ce roman, fiction reposant sur des faits réels de l’Histoire mondiale, retrace soixante dix ans de conflits, de politique, qui font de l’Europe ce qu’elle est aujourd’hui et bien au-delà de ses frontières.
Au travers de la vie de Koja et de son frère Hub, Allemands nés au début du siècle dernier, vous allez traverser l’Allemagne Nazie, vivre en pleine Guerre Froide, naviguer entre le KGB, la CIA et le Mossad.
Deux frères, deux hommes différents, souvent opposés, avec un point commun, leur amour pour Ev.
On pourrait parler et débattre des heures sur ce roman et pour preuve, voici un échange que j’ai eu avec deux libraires : Alexandre Carreca, libraire Decitre Chambéry, et Aurélie Barlet, libraire La Pléiade Nice.
Alexandre : Tes premières impressions ?
Moi : C’est assez confus : magnifique, très dur, déstabilisant. Disons que je déteste aimer ce roman. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire.
Alexandre : Tu veux dire : comme "Les bienveillantes", une sorte de fascination pour l'horreur ? Mais je trouve qu'il y a pas mal d'humour et de légèreté dans ce roman.
Moi : Non, c’est superbement écrit mais j’ai du mal à concevoir ce que je lis. Je n’arrive pas à déterminer si l’auteur excuse ou accuse.
Aurélie : Je rejoins Alexandre.
Aurélie : Lau Lo il expose non ?
Alexandre : Comme le dit le titre du livre : comment un type sensible, artiste et pas forcément courageux devient un salaud. L'Histoire, les événements, l'amour...
Moi : Il y a une tentative d’humaniser l’inhumain, pour exposer il faudrait plus de distance. C’est vraiment compliqué à expliquer. J’aime beaucoup ce roman, son écriture et cette façon d’aborder l’Histoire, inédite jusqu’ici. Mais ça reste un roman dur parce que très réel.
Alexandre : On est d'accord. Hâte d'arriver à la fin.
Aurélie : Lau Lo pour ma part je n'ai pas l'impression qu'il tente d'humaniser l'inhumain, beaucoup d'hommes et de femmes ont eu des comportements plus que discutables parce que les événements s'y prêtaient, qu'ils y trouvaient leur compte. C'est la réalité et l…Voir plus
Moi : Aurélie là-dessus je te rejoins. Les salauds sont pires que les monstres.
Alexandre : Aurélie et Lau Lo : si Koja devient un salaud, c'est d'abord parce qu'il a faim et que la SS paye bien, et ensuite pour l'amour d'une femme détenue par le KGB. En quoi est-il pire qu'un monstre ?
Moi : Alexandre, on va finir par spoiler !
Aurélie : Alexandre un "monstre" tel qu'on peut l'entendre agit par goût du mal ou par folie, non parce qu'il a faim ou qu'il aime, si ?
Moi : Alexandre tu aurais dû faire avocat, t’es doué pour trouver des circonstances atténuantes
Aurélie : Alexandre du coup ses faiblesses rendent ses exactions encore plus difficiles à avaler.
Alexandre : Lau Lo je préfère "divulgacher". Mais non, on en est qu'à la moitié du roman.
Alexandre : Aurélie justement ! Koja ne commet pas ces actes horribles par plaisir, mais par instinct de survie. Il n'est donc pas pire qu'un monstre.
Moi : Alexandre ouais, là j’ai des doutes
Aurélie : Alexandre moi je trouve que si, les monstres ont l'excuse d'être des monstres, c'est leur nature. Lui profite de la situation et est donc bien plus coupable à mes yeux.
Moi : Aurélie tout à fait d’accord
Alexandre : Mengele ou Heydrich avaient le choix. Ils sont devenus des bouchers par conviction. Pas Koja.
Moi : Non lui c’est par opportunisme, c’est pire.
Moi : Un grand texte, assurément !
Oui, c’est un grand texte, magnifiquement écrit, d’une façon qui rappelle les romans de Zafon (Actes Sud).
L’auteur retrace avec minutie les événements, tout comme il crée ses personnages. D’une profondeur incroyable, tous les personnages de ce roman paraissent si réels qu’on oublie que c’est une fiction et qu’il est assez improbable qu’une quelconque personne réelle ait pu vivre toutes ces aventures.
Ce roman dérange, bouscule, fait réfléchir et nous oblige à nous positionner, selon notre vécu, notre éducation ou nos opinions. C’est un texte qui m’aura autant marquée que Crime et Châtiment de Dostoïevski, un des classiques que je préfère.
Et les questions fusent en nous :
Un monstre est-il pire qu’un salaud ?
Est-ce qu’on devient un salaud parce que l’on n’a pas le choix ?
Est-ce que l’amour peut tout justifier ou excuser ?
Est-ce que votre lieu et date de naissance, votre éducation, font ce que vous êtes ou pouvez-vous influer sur la personne que vous allez devenir ?
La politique est-elle l’apanage des salauds qui utilisent les monstres pour parvenir à leurs desseins ?
Ce roman est de ceux que j’ai détesté avoir aimé, un texte parfois très dur, violent, dont on a du mal à accepter ce qu’on peut y lire et pourtant…
Un roman phénomène qui nous explique et nous montre ce qui a été, ce qui est et ce qui risque d’être à nouveau. A la lecture de certains passages, on se dit même « on est en plein dedans ».
A chacun de juger, de se faire son opinion sur les salauds, et ce ne sera pas aussi facile que ça.
Un extrait :
Malgré mes agissements (et leurs implications morales), j’avais l’esprit tranquille comme un mouton en train de paître. Sauver la vie de Maja n’avait pas de prix. Et quand l’occasion s’en présente, sauver sa propre vie ne peut pas non plus faire de mal. Je ne recommande sincèrement à personne de mentir et de trahir. Excepté dans certaines circonstances. Le mensonge est souvent le dernier rempart des égoïstes et des nostalgiques. Il préserve ce qui compte vraiment. Si le mensonge n’était pas toléré, toutes les familles seraient condamnées. Et tous les Etats aussi. Il n’existe pas de monde sans mensonge, et un monde où le mensonge aurait droit de cité n’est pas possible non plus.
4ème de couverture :
Une poignée de douleur et de chagrin suffit pour trahir, et une seule étoile scintillant dans la nuit pour qu'un peu de lumière brille par intermittence dans toute cette horreur.
Dans la lignée des Bienveillantes de Jonathan Littell ou de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, un roman hors normes, une fresque exubérante et tragique, pleine de passion, de sang et de larmes, qui retrace tout un pan du XXe siècle, de Riga à Tel Aviv en passant par Auschwitz et Paris.
À travers l'histoire de Koja, Hubert et Ev Solm, deux frères et leur sœur, sorte de ménage à trois électrique, Chris Kraus nous entraîne dans des zones d'ombre où morale et droiture sont violemment bafouées, et dresse en creux le portrait d'une Europe à l'agonie, soumise à de nouvelles règles du jeu.
L’auteur :
Chris Kraus est né en 1963 à Göttingen, en Allemagne, et vit aujourd'hui à Berlin. Réalisateur, scénariste, écrivain, il a notamment étudié à l'Académie allemande du film et de la télévision de Berlin. Il est l'auteur de plusieurs œuvres cinématographiques qui lui ont valu de nombreux prix. Son long-métrage Quatre minutes (2006) a obtenu un grand succès critique et commercial en France, et a été adapté au théâtre. Outre des fictions, Chris Kraus a également coréalisé un documentaire sur l'écrivain et réalisateur Rosa von Praunheim, Rosakinder (2012). Chris Kraus est par ailleurs l'auteur de quatre romans. La Fabrique des salauds est son troisième ouvrage, paru en Allemagne en 2017, le premier à paraître en France.
Rose LABOURIE (Traducteur) Date de parution : 22/08/2019 Une poignée de douleur et de chagrin suffit pour trahir, et une seule étoile scintillant dans la nuit pour qu'un peu de lumière brille par intermittence dans toute cette horreur.
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Editeur : Belfond (août 2019)
ISBN : 978-2714478528